Dernière mise à jour le 23 mai 2023 par Alex Thériault
José Saramago
Crédit photo : Oscar Keys sur Unsplash
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Il y a des œuvres qui résonnent encore plus fort après un événement marquant pour l’humanité. L’aveuglement, qui contribua à donner un prix Nobel à José Saramago, n’aura jamais paru si actuel.
Titre | L’aveuglement
Auteur | José Saramago
Genre | Science-fiction post-apocalyptique
Pays | Portugal
Année de parution | 1995
Nombre de pages | 366
💈 (TLPL) « Trop long, pas lu »
- Sauter le bla bla et se rendre directement au verdict final
- Lire le roman
L’aveuglement : s’ouvrir les yeux
Je suis, depuis le début de l’été, un homme doublement vacciné.
Le désormais célèbre deux mètres de distance est passé à un mètre depuis un bout. On surveille avec attention la progression du variant qui pourrait changer la donne, on espère la collaboration de tous pour atteindre la fameuse immunité collective, mais on se rapproche d’un retour.
On vit le retour. On s’en va vers le grand retour.
J’espère que ce sera un retour vers le futur et non un retour à la « normale ».
J’espère que j’aurai, dans les mois à venir, assez d’espace pour faire l’autre genre de « retour », celui qui permet de sonder le cœur.
Qu’est-ce que j’ai appris durant cette période étrange? Qu’est-ce que je vais amener avec moi dans le futur?
Qu’est-ce que je veux?
Gros questionnements, vous me direz. Gros contrat.
Et c’est peut-être à ce moment-là que l’art peut véritablement jouer son rôle : après la tempête, quand la poussière est retombée.
J’ai écouté il y a quelques années, un Ted Talks du dramaturge et metteur en scène Michel Nadeau, sur l’utilité de sa pratique, le théâtre.
De mémoire, je me souviens d’une comparaison avec la pizza post-déménagement, qui sert à débriefer la journée : raconter la remorque mal attachée ou la porte qu’il a fallu enlever pour faire passer le vaisselier.
On se rejoue la journée, parce que si l’histoire du déménagement est assez anecdotique, le fait de déménager lui, ne l’est pas.
« Raconter » est une façon de ritualiser le nouveau chapitre de vie qui s’ouvre pour la personne qui emménage.
L’art pour débriefer la vie.
C’est ce qui est réellement magique dans le roman de José Saramago. L’auteur utilise la cécité soudaine d’une nation pour nous faire voir la beauté et l’horreur de la nature humaine.
Je sais que certains auront des réticences à aborder le livre…
« Science-fiction post-apocalyptique? »
« Récit de pandémie? »

Je comprends tout ça.
Je ne vais pas chercher à vous convaincre, sinon vous dire que le roman n’a de science-fiction que l’aspect « catastrophe mondiale » et qu’une épidémie où personne ne voit plus rien, n’a rien à voir avec un virus invisible.
Ce serait bien dommage de se priver de cette allégorie si habilement racontée, véritable invitation à regarder le monde.
Résumé
(Un résumé qui n’en dévoile pas trop!)
On est dans une ville d’Europe, qui n’est pas nommée.
(L’auteur est Portugais, j’ai donc commencé par imaginer une ville du Portugal. Mais comme je ne suis jamais allé au Portugal, j’ai eu l’idée d’imaginer une ville d’Espagne… ce qui est bizarre, puisque je n’ai jamais visité l’Espagne. Quand j’ai réalisé ça, j’ai fini par imaginer la ville de Lyon. Aucune idée pourquoi. Vous ferez évidemment ce que bon vous semble avec cette ville fictive.)
Donc, on est dans cette ville. Un homme est dans son auto. Il attend à un feu rouge.
Lorsque le feu tourne vert, il ne démarre pas.
Les gens s’impatientent. On l’invective. Rien à faire. Bientôt, certains sortent de leur véhicule pour aller directement à la source du problème. Lorsqu’ils ouvriront la portière de l’auto maudite, l’homme, toujours au volant, médusé, finira par dire : « je suis aveugle ».
Ça surprend tout le monde. « Voyons, on ne devient pas aveugle comme ça ». On aidera l’homme à retourner chez lui et celui-ci ira consulter un ophtalmologiste.
Dans la salle d’attente de la clinique médicale, on retrouve l’homme soudainement devenu aveugle. Il ya aussi une jeune femme qui fait une conjonctivite, un vieux monsieur avec une patch noir sur un œil, et un petit garçon.
Le médecin verra l’homme devenu subitement aveugle, ne constatera aucun dommage sur la rétine, se dira « Voyons, on ne devient pas aveugle comme ça », fera le reste de sa journée et rentrera chez lui.
Après le souper, il deviendra aveugle.
En homme responsable, il se fera le devoir d’alerter la clinique et les autorités, au sujet d’une possible… contagion. Rapidement, on confirmera l’impensable : tous ceux et celles qui étaient dans la salle d’attente sont devenus aveugles.
Un sentiment de panique général gagnera le pays et le gouvernement tentera de contenir l’épidémie. Le médecin, sa femme et nos ami.es de la salle d’attente seront dans le tout premier convoi vers un ancien asile abandonné, pour être mis en quarantaine.
Dans la camionnette, la femme du docteur avouera un secret à son mari : « Je vois toujours ». Elle sera l’unique témoin oculaire de cette terrible aventure.
La première partie du roman raconte l’expérience du groupe dans les dortoirs crasseux de l’asile et le chaos causé par la cécité de centaines d’êtres humains. On vivra les problèmes de ravitaillement et les horreurs qui surviendront lorsqu’un groupe décidera de s’armer pour faire eux-mêmes le contrôle de la nourriture et de la marchander.
L’armée arrivera-t-elle à maintenir un contrôle sur les malades, qui seront bientôt plus nombreux qu’eux? Qu’arriverait-il si l’armée devenait aveugle?
Je m’arrête ici, sans dire un seul mot sur la deuxième partie de roman.
Analyse
Avant de parler des thèmes qui traversent l’œuvre en filigrane, ce serait un crime de ne pas aborder l’angle principal, qui doit faire de L’aveuglement un livre chouchou chez les apôtres du survivalisme. Je parle de l’effondrement de la civilisation et la capacité qu’a chaque être humain à se maintenir en vie ou pas.
On est souvent dans la sphère des besoins primaires et l’aspect immersif du roman provient de cette suite de courtes missions pour régler LE problème criant qui vient tout juste de survenir : trouver de l’eau, panser une plaie…
… Des trucs auxquels on ne penserait pas n’étant pas aveugle du genre, « à quoi ressemblerait la dynamique d’une toilette publique, quand tout le monde est aveugle? »
Ouais, on aborde les questions d’ordre plus scatologiques.
La déshumanisation
L’aveuglement pose la question suivante : que reste-t-il de notre humanité si on est réduit aux stades les plus primitifs de notre nature humaine?
On assiste peu à peu à la fin des principes civilisés. La femme du médecin, qui voit toujours, réalise rapidement que lorsqu’un être humain se sent invisible et comprend qu’il ne sera pas jugé pour ses actions, la notion du bien et du mal est élastique.
La peur engendre la laideur et la précarité extrême engendre le crime.
Cet abêtissement est aussi symbolisé par la façon dont les personnages sont nommés : la femme du médecin, le premier aveugle, la jeune fille aux lunettes teintées… Pas d’identité. Que des corps qui cherchent à assouvir leurs besoins vitaux.
L’inaction
Le roman nous offre la possibilité de réfléchir à notre grande capacité à détourner le regard et à s’emmurer dans le statu quo.
Que doit-il se passer pour qu’on commence à s’indigner? À quel moment devons-nous agir?
Il n’y a pas de morale dans le roman de Saramago, mais en suivant la transformation intérieure de la femme du médecin, on découvre quelqu’un de tout à fait « normal », mais qui ne pourra plus fermer les yeux et sera amené à poser des gestes anormaux.
Cet aspect raisonne d’une manière toute particulière après une pandémie qui aura ébranlé notre grand talent pour détourner le regard sur la misère humaine.
La solidarité
Alors que le monde s’assombrit, notre petit groupe, composé des premiers aveugles de la salle d’attente, du médecin et de sa femme, réussit à rester solidaire. Leur esprit de famille fait un contrepoids à tout le reste. Le roman est le récit d’un effondrement, mais aussi le récit d’une nouvelle construction, qu’on appelle la résilience.
Style
La solidarité
OK. On va commencer par ce qui saute aux yeux : la mise en page.
Parce qu’il n’y en a pas. Donc, attendez-vous à ceci :

L’absence d’alinéas et de paragraphes à l’intérieur des chapitres donne un aspect fucking dense qu’il faut apprivoiser. Les chapitres sont longs et les dialogues sont intégrés au corps du texte sans guillemets ni tirets, ni rien.
On réalise rapidement que ce type de pages est le seul chemin possible pour traverser le roman.
Ceci dit, si on reste calme, on découvrira que cette particularité n’alourdit pas tellement la lecture, et contribue même à nous avaler dans le monde de l’auteur.
Car, voyez-vous, on ne reçoit pas un prix Nobel pour rien et si Saramago a reçu le sien, c’est aussi pour l’inventivité de sa plume. Une fusion de différents styles avec des phrases joyeusement rythmées par des virgules qui remplacent les points. Saramago décrivait son approche en parlant de :
« La syntaxe chaotique, l’absence de point final, l’élimination obsessive des paragraphes, l’emploi erratique des virgules et, péché sans rémission, l’abolition intentionnelle et diabolique de la lettre majuscule »
Oui, unique. Moi qui aime les auteurs américains, ça m’a fait penser à Cormack McCarthy dans son Méridien de sang, mais d’une façon peut-être plus subtile, moins solennelle.
Les incisions et digressions
Saramago utilise aussi plusieurs incises à l’adresse du lecteur. Ces apartés servent à pousser une esquisse d’analyse ou offrir une brève réflexion sur le récit. C’est toujours intelligent et ça insuffle de l’humour à l’histoire.
Extraits
Un exemple de ce souffle romanesque, qui propulse la lecture :
❝
Au début, quand les aveugles ici se comptaient encore sur les doigts de la main, quand un échange de deux ou trois mots suffisait pour que des inconnus se transforment en compagnons d’infortune et qu’avec trois ou quatre mots de plus ils se pardonnent mutuellement toutes leurs fautes, dont certaines étaient très graves, et si le pardon n’était pas total il suffisait d’attendre patiemment quelques jours, nous avons vu le supplice ridicule que ces malheureux durent endurer chaque fois que leur corps exigeait le soulagement urgent de ce que nous avons l’habitude d’appeler un besoin naturel. Malgré tout, et tout en sachant qu’une éducation parfaite est extrêmement rare et que même les pudeurs les plus exquises ont leurs lacunes, il faut bien reconnaître que les premiers aveugles mis en quarantaine ici se montrèrent capables, plus ou moins consciemment, de porter avec dignité la croix de la nature éminemment scatologique de l’être humain.❞
Un passage qui démontre bien comment l’action s’intègre dans le descriptif :
❝ Des aveugles étaient couchés sur les longues tables du réfectoire. Un filet d’eau coulait d’un robinet mal fermé au-dessus d’un évier rempli de détritus. La femme du médecin regarda autour d’elle à la recherche d’un seau, d’un récipient, mais elle ne vit rien qui pût lui être utile. Un des aveugles s’étonna de sa présence et demanda, Qui va là. Elle ne répondit pas, sachant qu’elle ne serait pas bien reçue, que personne ne lui dirait, Tu veux de l’eau, eh bien prends-en, et si c’est pour laver une défunte, prends toute celle dont tu as besoin. Sur le sol, éparpillés, il y avait des sacs en plastique qui avaient contenu de la nourriture, certains étaient grands. Elle pensa qu’ils étaient sans doute troués, puis elle se dit qu’en en fourrant deux ou trois les uns dans les autres, il ne s’en échapperait que très peu d’eau. Elle agit rapidement, déjà les aveugles descendaient des tables et demandaient, Qui est là, plus alarmés encore quand ils entendirent le bruit de l’eau qui coulait ils avancèrent dans cette direction, la femme du médecin déplaça et poussa une table pour les empêcher d’approcher puis elle retourna à son sac, l’eau coulait lentement, désespérée elle força le robinet, alors, comme libérée d’une prison, l’eau jaillit avec violence, l’éclaboussa brutalement et la trempa des pieds à la tête. Les aveugles prirent peur et reculèrent, pensant qu’une canalisation avait éclaté, et ils furent confortés dans leur idée quand l’eau répandue leur inonda les pieds, ils ne pouvaient savoir qu’elle avait été versée par la personne inconnue qui était entrée, la femme avait compris que tant d’eau pèserait trop lourd. Elle tordit et enroula l’ouverture du sac, le jeta sur son épaule et sortit de là en courant comme elle put. ❞
Critique
J’ai traversé L’aveuglement à toute allure, happé par l’histoire.
Pour être franc, je suis certain que quelqu’un pourrait saisir le livre par hasard et ne jamais y voir un parallèle avec la pandémie qu’on vient de vivre, tant le récit est prenant.
On est captivé. La narration à la troisième personne est détaillée, mais fougueuse et nous garde en haleine. C’est un roman qui nous fait repousser l’heure à laquelle on va se coucher…
On doit, certes, composer avec la mise en page, mais il y a aussi du génie dans le style touffu et les réflexions d’un Saramago amusant, étonnant.
Si vous êtes un lecteur assez aguerri pour supporter la pétulance, voire l’aridité du style (il faut tout de même conserver le fil de la pensée dans ces phrases sans point) je pense que vous vivrez quelque chose de fort.
José Saramago n’a pas voulu écrire une fable en 1995 ni nous prendre par la main pour nous expliquer le monde. Il écrivait simplement l’histoire d’une humanité qui vacille.
Tôt ou tard, la vie va reprendre, on laissera les masques à la maison et on devra faire face à de nouveaux défis. J’ignore quels seront ces défis de société, mais face aux inégalités, aux privilèges des uns et à la misère des autres, notre défi personnel sera peut-être, tout simplement, de ne pas fermer les yeux.
➤ Note et verdict
(TLPL)
« Explique-moi l’aveuglement comme si j’avais cinq ans »
Tout le monde attrape un virus qui fait que personne ne voit plus rien, comme si tu avais toujours les yeux fermés. Après, c’est pas beau à voir.
Note d’appréciation perso : ★★★★ 1/2
Note goodreads (+ de 221 000 votes) : ★★★★
L’aveuglement apparaît sur la liste des 100 meilleurs livres de tous les temps selon le Cercle norvégien du livre.
Vous aimerez si :
- Vous aimez les romans qui mettent en scène des situations extraordinaires
- Vous recherchez des œuvres aux héros féminins forts
- Vous appréciez un récit où l’action est à l’avant-plan
- Vous adorez découvrir des plumes uniques et inventives
Vous n’aimerez pas si :
- Vous avez besoin d’une mise en page aérée pour traverser un roman
- Vous êtes incapables de tolérer la misère humaine
Lire L’aveuglement
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