La technique littéraire du flux de conscience a permis aux romanciers et romancières modernes de dépasser les cadres narratifs connus pour pénétrer les profondeurs de la pensée humaine. Je vous présente aujourd’hui cette façon d’écrire unique de la façon la plus limpide possible avec définitions, survol historique et exemples concrets. En suivant le flot de cet article, vous saurez tout de ce courant de conscience!
Tous les matins de la semaine, je vais porter ma fille à la garderie. Le plus souvent, j’y vais à vélo. Ça me permet d’éviter l’embouteillage de la ville et de faire un peu de sport avant d’entamer la journée.
Aller-retour, c’est un trajet de 11 km.
Quand on refait le même trajet jour après jour, on se met inévitablement sur le pilote automatique et on sombre dans ses pensées.
Dire que les choses sont chaotiques là-dedans serait un euphémisme.
Je passe d’un sujet à un autre, traverse des sentiments à sens inverse, entremêle idées, récriminations, souvenirs, projections, je constate une foule de sensations physiques, écoute le tintamarre de la ville.
À un certain point, tout déboule tellement vite – et en simultané – que je n’ai même plus l’espace ou le temps pour formuler des phrases complètes. C’est un véritable torrent qui prend place en moi, malgré moi.
Quand on prend le temps d’observer la force de ce courant, on réalise à quel point on est dépendant de sa propre conscience.
Pour exprimer cette réalité le plus réalistement possible, certains auteurs ont développé une façon d’écrire qui imite le flux incessant de notre esprit : la technique du courant de conscience.
Vous cherchez à comprendre ce que c’est réellement et comment ça fonctionne?
Table des matières
- Définition et caractéristiques du flux de conscience
- Les origines de la technique du flux de conscience
- Courant de conscience : exemples concrets
- Les critiques adressées à la technique du flux de conscience
- Le flux de conscience dans la culture populaire
Définition et caractéristiques du flux de conscience
Le flux de conscience, ou courant de conscience (les termes sont interchangeables) est un style narratif qui tente de capturer le processus de pensée d’un personnage de manière réaliste.
C’est un flot de texte continu qui tente d’imiter le fonctionnement non linéaire du cerveau en incluant des impressions visuelles, auditives, physiques, associatives et subliminales, celles qui s’emparent de la conscience d’un individu.
La narration en flux de conscience comprend donc de nombreuses associations libres, des répétitions en boucle, des observations sensorielles et une ponctuation ou une syntaxe étrange (voire inexistantes). Tout ça nous aide à mieux comprendre l’état psychologique et la vision du monde du personnage.
Lorsque la technique est maîtrisée, le lecteur devrait avoir l’impression d’avoir plongé dans la conscience du protagoniste. Elle peut également servir à créer une atmosphère ou une ambiance particulière dans une œuvre.
Courant de conscience VS monologue intérieur
Le courant de conscience et le monologue intérieur sont deux concepts souvent utilisés pour décrire la pensée humaine, ceci dit, ils sont différents.
Le flux de conscience, vous le comprenez maintenant, fait référence à la succession ininterrompue de pensées, d’images, de sensations et de perceptions qui se déroulent dans notre esprit sans direction particulière et de manière incontrôlée.
Le monologue intérieur, lui, est un processus plus cohérent, généralement centré sur un sujet précis. Il s’agit de notre « petite voix ». Le monologue intérieur implique un dialogue : nous nous parlons à nous-mêmes.
Pour faire simple :
Courant de conscience | Monologue intérieur |
Incontrôlé et chaotique | Illustre notre conscience |
Structuré et cohérent | Illustre notre petite voix |
Maintenant qu’on est tous à jour avec notre lexique et nos définitions, allons voir le mécanisme de la technique plus en détail.
Caractéristiques du courant de conscience
Voici six éléments qu’on retrouve souvent dans des textes qui utilisent la technique du courant de conscience.
- Un développement de la pensée par associations d’idées | Le flux de conscience n’a pas de structure clairement définie, mais fonctionne plutôt par association. Les associations d’idées donnent lieu à des sauts dans le temps, des ellipses.
- Des détails sensoriels | Des sons, des images, des sensations physiques.
- Une multiplicité des points de vue | Le flux de conscience peut inclure plusieurs points de vue, qu’ils soient internes ou externes au personnage principal.
- Répétitions en boucle ou passages décousues | Cela nous aide à comprendre l’état d’esprit du personnage.
- Une syntaxe inhabituelle ou syncopée
- Une ponctuation originale, étrange ou inexistante
►►► OK! Mais qu’est-ce que ça donne en vrai?
Pour reprendre mon exemple de tout à l’heure, si je voulais exprimer à l’écrit le plus réalistement possible le fonctionnement de mes pensées lors de mon trajet à vélo pour aller reconduire ma fille à la garderie, je n’écrirais pas :
« J’aime mieux pédaler plutôt que prendre l’auto, mais comme c’est chaud ce matin! Ma fille vient de s’endormir et je laisse passer les cyclistes téméraires en maugréant. J’espère que je serai rapide sur le chemin du retour, j’ai tant à faire aujourd’hui. »
Mais plutôt :
« Pédaler plutôt que dépenser de l’essence et rester pris dans le trafic – Combien de temps déjà la dernière fois? – Les comptes à faire combien pour l’essence ce mois-ci? Je dégoutte, je dégoutte, m’essuyer avec mon t-shirt. Elle dort. Dépassement/risqué/quelle merde!/tu dépasses par la droite/quel âge as-tu? Tant à faire, tant à faire. Garde ton énergie pour le travail. Boom Boom. Camion, nid de poule. Bientôt 9h00, je dégoutte, je dégoutte »
Bon, ce n’est pas particulièrement génial, mais vous comprenez l’idée.
Nous verrons trois exemples célèbres de grands auteurs un peu plus loin.
Mais d’abord, un petit deux minutes d’histoire!
Les origines de la technique du flux de conscience
Le flux de conscience est aujourd’hui associé à la littérature, mais il a d’abord été utilisé par des psychologues.
Le terme a été inventé par un médecin américain, Daniel Oliver, en 1840, dans un ouvrage sur la psychologie destiné à des étudiants en médecine.
C’est le psychologue américain William James (frère de l’auteur Henry James) qui a popularisé l’expression du « flux de conscience » dans un ouvrage de 1890, The Principles of Psychology.
William James, qui s’intéressait à l’analyse de la conscience humaine, proposait une nouvelle approche pour étudier la conscience : une méthode introspective qui consistait à décrire les processus mentaux tels qu’ils se produisent dans l’esprit.
Il décrivait la conscience comme un flux continu qui se transforme constamment.
C’est son approche qui a influencé de nombreux penseurs et écrivains de la littérature moderniste.
L’évolution du courant de conscience en littérature
Au 20e siècle, la technique commence à être utilisée en littérature.
Marcel Proust est souvent associé à la technique avec son œuvre monumentale À la recherche du temps perdu (1913-1927). Le narrateur y explore de manière approfondie ses souvenirs, dans un monologue intérieur proche du flux de conscience.
Mais, mais, mais, mais, mais…
Comme Proust revisite DÉLIBÉRÉMENT le passé, on peut difficilement affirmer que son chef-d’œuvre est un exemple du courant de conscience….
Le premier exemple d’une œuvre littéraire qui utilise la technique du courant de conscience serait Toits pointus (Pointed Roofs) de Dorothy Richardson, en 1915. L’autrice utilisait la technique pour explorer la pensée féminine.
La technique est ensuite popularisée dans les années 1920 par un trio d’auteurs : Virginia Woolf, James Joyce et William Faulkner.
Ils expérimentent avec la représentation des pensées intérieures en créant des narrations qui reflètent les mouvements spontanés de la pensée.
Au milieu du 20e siècle, l’utilisation du flux de conscience est répandue et influence de nombreux écrivains, comme Jack Kerouac avec Sur la route, qui expérimente la technique pour explorer de nouvelles formes narratives et représenter de « nouveaux » états de conscience.
Fin du 20e siècle, on retrouve la technique dans les mouvements littéraires postmodernes. Thomas Pynchon, avec des œuvres comme Vente à la criée du lot 49, combine des éléments du flux de conscience avec d’autres formes narratives expérimentales pour explorer des thèmes comme l’aliénation.
Aujourd’hui, les auteurs et autrices explorent les diverses combinaisons possibles entre le flux de conscience et d’autres techniques narratives dans une fusion des genres.
Courant de conscience : exemples concrets
Voici 4 titres célèbres pour leur utilisation de la technique du flux de conscience. N’ayez crainte, on va rapidement ouvrir le bouquin pour présenter quelques passages!
Romans marquants qui ont popularisé la technique
Ulysse de James Joyce (1922)
Le roman nous présente les états intérieurs des personnages Léopold et Molly Bloom et Stephen Dedalus. Joyce utilise le courant de conscience pour explorer les pensées intérieures des personnages et créer une expérience de lecture immersive, exigeante. D’ailleurs… Je vous mets au défi de le lire… au complet!
Mrs Dalloway de Virginia Woolf (1925)
Virginia Woolf plonge dans les pensées et les perceptions de cette Mrs Dalloway et de différents personnages, tous avec leur propre flux de conscience.
Le bruit et la fureur de William Faulkner (1929)
Influencé par Joyce, Faulkner, un des plus grands auteurs américains de tous les temps, a continué de repousser les limites de la technique pour mettre en évidence tout ce qui « échappe à la pensée ».
Beloved de Toni Morrison (1987)
Pour Toni Morrison, la narration stricte ne suffisait pas à capturer les sentiments d’un peuple, ce qu’elle tentait de faire dans Beloved. Pour mieux exprimer la détresse de son personnage, elle fera l’utilisation de phrases qui englobent plusieurs idées, de répétitions et laissera tomber la ponctuation.
Extraits du courant de conscience
Voyez par vous-même comment les diverses caractéristiques du genre peuvent prendre vie sous la plume des auteurs et autrices de grand talent.
Extrait d’Ulysse de James Joyce
❝Devant les camions stationnés le long de sir John Rogerson’s quay M. Bloom marchait d’un pas mesuré, doublant Windmills lane, les établissements Leask, broyage de lin, le bureau de postes et télégraphe. Aurais pu donner cette adresse aussi. Et devant la Maison du marin. Il se détourna de la rumeur matinale du quai et prit par Lime street. À hauteur des villas Brady un arpète des tanneries traînassait, son seau rempli de déchets accroché au bras, tirant sur un mégot mâchouillé. Une gamine plus petite avec des marques d’eczéma au front le fixait, tenant distraitement son cercle de tonneau tout déformé. Dis-lui que s’il fume il ne grandira pas. Oh fous-lui la paix ! Sa vie n’est pas vraiment un lit de roses. Planté devant les pubs pour ramener papa à la maison. Rentre chez nous retrouver manman, pa. L’heure creuse : y aura pas grand monde. Il traversa Townsend street, passa devant la façade renfrognée de Bethel. El, oui : maison de : Aleph, Beth. Et devant chez Nichols, pompes funèbres. À onze heures c’est. Y a le temps. M’est avis que c’est Corny Kelleher qu’a emballé l’affaire pour O’Neill. Chante les yeux fermés. Comy. Rencontrée une fois au jardin public. Le soir. Ce qu’on se marre. Un indic. Son nom et son adresse qu’elle m’a donnés avec mon tra-lalala, avec mon tra-lalala. Oh, pour sûr que c’est dans le sac.❞
Extrait de Mrs Dalloway de Virginia Woolf
❝
Elle se raidit un peu au bord du trottoir, laissant passer le camion de livraison de Durtnall. Une femme charmante, se dit Scrope Purvis (qui la connaissait comme on connaît, à Westminster, les gens qui habitent la maison d’à côté); elle avait quelque chose d’un oiseau, un geai, bleu-vert, avec une légèreté, une vivacité, bien qu’elle ait plus de cinquante ans, et qu’elle ait beaucoup blanchi depuis sa maladie. Elle était là perchée, sans le voir, très droite, attendant de traverser.
Car lorsqu’on habite Westminster — depuis combien de temps, en somme, plus de vingt ans? —, même au milieu de la circulation, ou lorsqu’on se réveille la nuit, on ressent, Clarissa en avait l’intime conviction, une certaine qualité de silence, quelque chose de solennel ; comme un indéfinissable suspens (mais c’était peut-être son cœur, dont on disait qu’il avait souffert de la grippe espagnole) juste avant que ne sonne Big Ben. Et voilà! Cela retentit! D’abord un avertissement, musical. Puis l’heure, irrévocable.❞
Extrait de Beloved Toni Morrison
❝
Encore encore nuit jour nuit jour
j’attends il n y a pas de cercle de fer autour
de mon cou pas de bateau qui passe sur cette eau
pas d’homme sans peau mon homme mort
ne flotte pas par ici ses dents sont au fond où il y
a le bleu et l’herbe comme le visage que je veux
le visage qui va me sourire il va le faire
le jour il y a des diamants dans l’eau où elle est et
des tortues la nuit j’entends mâcher et avaler et
rire ça m’appartient elle est le rire ❞
Les critiques adressées à la technique du flux de conscience
Après s’être extasié devant l’aspect novateur de l’approche narrative du courant de conscience, on a commencé à émettre quelques bémols sur l’expérience de lecture.
Les voici en rafale…
- Les œuvres qui utilisent la technique sont difficiles à lire
La représentation de pensées non linéaires et désordonnées peut dérouter le lecteur ou exiger trop d’efforts.
C’est un fait. Je classerais la plupart des œuvres mentionnées dans cet article dans la catégorie « pour lecteurs avancés ».
- L’approche donne un caractère hermétique au texte
L’utilisation du flux de conscience peut rendre le texte opaque : en se concentrant uniquement sur le ressenti et la conscience des protagonistes, l’accès à l’histoire ou aux dialogues devient plus difficile.
Pour la plupart des lecteurs – et je les comprends – pour faire un bon roman, ça prend une bonne histoire!
- La technique crée parfois de l’auto-indulgence chez l’auteur
Certains critiques ont soutenu que l’utilisation excessive du flux de conscience peut conduire à une forme d’auto-indulgence de la part de l’auteur qui se gargarise parfois avec ses émotions et son ressenti.
On connaît tous des gens qui expriment tout ce qu’ils vivent en temps réel, et oui, ça devient vite un peu lourd.
Le flux de conscience dans la culture populaire
On retrouve aujourd’hui des éléments de la technique dans plusieurs autres formes artistiques.
Au cinéma, de nombreux réalisateurs ont utilisé des montages non linéaires et des séquences de pensées fragmentées pour plonger les spectateurs dans les esprits de leurs personnages. L’approche de Terrence Malik dans son film contemplatif l’Arbre de vie (The Tree of Life) est peut-être un des meilleurs exemples.
En chanson, certains auteurs-compositeurs ont incorporé des images et des pensées fragmentées dans leurs paroles.
On a parfois mentionné la célèbre A Day in the Life des Beatles, probablement pour son bridge, mais un des plus beaux exemples de paroles qui utilisent la technique du courant de conscience en chanson populaire est A Life in the Day of Benjamin André (Incomplete) de OutKast.
Vous connaissez des exemples probants d’ŒUVRES FRANCOPHONES de la culture populaire qui utilisent le courant de conscience???
Présentez-les dans les commentaires, éclairez nos consciences!!
Là-dessus, je retourne aux eaux vives, aux rapides et aux portages de ma propre rivière, vous savez maintenant presque tout de cette fameuse technique.
***
Avant de se dire au revoir…
Vous voulez améliorer votre culture littéraire?
Vous voulez vous familiariser avec les grands écrivains et les œuvres incontournables, mais en ayant du plaisir? Vous cherchez des classiques qui ont résisté à l’épreuve du temps?
Je pense que j’ai ce qu’il vous faut.
Commencer par cette liste des 100 romans qu’il absolument connaître.
Vous y trouverez les photos de couverture de chaque roman, des fiches descriptives, un résumé, des faits amusants… Tout pour enrichir sa culture générale et être transporté par de grands récits!
Crédit photo de couverture : Chris Stenger sur Unsplash
meilhac dit
Merci beaucoup pour cet article très éclairant ! en lisant cela m’a fait penser aussi à Alain Bashung dans le Domaine de la chanson, un chanteur que j’affectionne particulièrement, il me semble si j’ai bien bien compris le concept de courant de conscience que le titre « la nuit je mens » et « madame rêve en sont des exemples !
Alex Thériault dit
Belle remarque. J’adore Bashung! Je vois ce que vous voulez dire. Jean Fauque, le parolier d’Alain Bashung, utilisait une imagerie très évocatrice et des jeux de mots. Se laissa-t-il influencer par le courant de conscience? Peut-être bien! Pas bête du tout! 🙂